Le speedrun ou la victoire de l’intelligence collective

Antoine Patrelle
3 min readSep 15, 2023

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1993, Doom sort sur PC et offre à ses joueurs la possibilité d’enregistrer ses parties sous la forme d’un fichier spécifique nomme “démos”, un type de fichier plus aisément partageable qu’un fichier vidéo. Dès lors, il est ainsi plus facile d’attester de l’authenticité des performances réalisées par les joueurs. Un serveur spécifiquement dédié à l’accueil de ses fichiers “démos” sera ainsi mis en ligne par l’étudiante Christina Norman puis en 1994 Simon Widlake met en ligne le premier site de l’histoire dédié au speedrun: COMPET-N qui recense les meilleurs scores réalisés sur le jeu Doom. Ce n’est pas la naissance de la compétition en tant que tel, mais bien celle d’un élément primordial du speedrun: son aspect communautaire.

Car réduire la pratique (et la réussite) du speedrun à la seule victoire d’un individu serait une façon d’ignorer cet aspect communautaire, si chère à la communauté speedrun. Car le speedrun est avant tout, un mélange rarede compétition et d’intelligence collective.

1996, après le succès de Doom, Id Software publie un nouveau FPS survolté : Quake. Ce dernier sera mis à l’épreuve par de nombreux speedrunners et une vidéo rassemblant plusieurs speedruns réalisés par des joueurs différents (le meilleur score à l’époque sur chaque niveau) sera postée en ligne sous le nom Quake done Quick. Deux ans plus tard naît le site Speed Demo Archives, d’abord utilisé pour héberger et partager des runs de Quake, il a ensuite ouvert ses portes à d’autres jeux.

Un moyen de partager ses prouesses, mais aussi les techniques utilisées pour effectuer de tels scores. Ainsi, chaque membre de la communauté se nourrit des expériences des autres, ici il n’est pas question de garder pour soi la technique que l’on vient de découvrir, mais au contraire de la partager pour en faire profiter toute la communauté. Une vision du partage de connaissances qui n’est pas sans rappeler la célèbre encyclopédie en ligne Wikipedia, d’ailleurs c’est à travers différents wikis que les speedrunners ont partagé leurs astuces. Ainsi, si vous décidez de débuter dans le speedrun, vous profiterez de l’expérience accumulée de plusieurs centaines de joueurs avant vous, une sorte de die and retry collaboratif.

L’autre élément important du speedrun est sa propension à casser le jeu pour arriver à ses fins, c’est d’ailleurs cet aspect qui marque la séparation entre speedrun et ce que l’on appelle jeu compétitif plus proche de l’e-sport. Dix ans avant la mise en ligne de COMPET-N, existait déjà un site nommé Twin Galaxies qui recensait le tableau de scores de plusieurs bornes d’arcades. Sur son site, il est précisé que l’utilisation de glitches est prohibée et qu’il faut jouer dans l’esprit du jeu. Rien à voir avec le speedrun où casser le jeu est indispensable pour gagner de précieuses secondes. On n’hésitera alors pas à détourner les lois physiques du jeu pour accéder plus rapidement à une zone spécifique. Là où l’e-sport sacralise et met en valeur le jeu joué en louant sa difficulté notamment, le speedrun dévoile les coulisses du jeu et expose ses limites techniques.

Cette manière de concevoir un jeu non pas comme une œuvre parfaite et finie mais bien modulable selon nos envies, rapproche la communauté des speedrunners de celle des modeurs dans cette volonté de s’approprier les œuvres, de les faire sienne ,quitte à les transgresser. Le jeu devient alors un simple support pour un acte de création autre, à mi chemin entre une compétition sportive et une performance artistique.

Pour aller plus loin :

Le mémoire de Vincent Bézaguet dédié au speedrun :

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